mercredi 29 octobre 2014

Le report sine die de l’écotaxe, symbole des fluctuations des grands partis de gouvernement français face à l’écologie

Ségolène Royal, la Ministre de l’Environnement, a annoncé, le 9 octobre dernier, le report sine die – autant dire l’abandon – de la taxation des transports routiers polluants : l’écotaxe. Cette mesure devait dissuader les transporteurs de passer par la route tout en apportant une source de financement pérenne aux projets de transports en commun, dans un contexte général de contraction budgétaire.

Son abandon est surprenant à première vue, dans la mesure où l’écotaxe représentait l’une des rares politiques environnementales sur lesquelles la plupart des acteurs politiques étaient d’accord. Elle était en effet partie intégrante des engagements du Pacte écologique de Nicolas Hulot, que Ségolène Royal – ironie de l’histoire – et Nicolas Sarkozy avaient signé en grande pompe au cours de la campagne pour l’élection présidentielle de 2007. Elle a par la suite constitué l’une des décisions phares du Grenelle de l’environnement. Enfin, sa mise en œuvre concrète a été votée de façon consensuelle à l’Assemblée nationale en 2009 : les députés UMP, aujourd’hui remontés contre cette mesure, l’avaient voté à l’unanimité, soutenant le projet de loi gouvernemental ; les députés PS, pourtant dans l’opposition, ne trouvaient alors rien à redire à la délégation de la collecte de l’impôt à l’entreprise Ecomouv. Comment expliquer l’échec d’une politique apparemment si consensuelle ?

Trois explications peuvent être avancées.

Premièrement, la mobilisation des « bonnets rouges » au début de l’année 2013 – date théorique de sa mise en œuvre – avait déjà obtenu le report de la mise en œuvre concrète de la taxe et l’exemption de la Bretagne du dispositif. L’argument défendu par ces derniers était assez simple : l’écotaxe, en renchérissant le prix du transport, allait nuire à la compétitivité d’une région spécifique, la Bretagne, pour deux raisons. D’une part, le modèle économique breton repose largement sur l’exportation de produits agricoles. Le pourcentage d’emplois dans le secteur primaire est deux fois plus élevé que dans le reste de la France, et l’industrie agroalimentaire constitue le premier secteur industriel de la région. D’autre part, les autoroutes bretonnes étant exemptées de péages, la mise en œuvre de l’écotaxe allait affecter le coût du transport en Bretagne plus que dans les autres régions. Or, la Bretagne est un bastion électoral du Parti socialiste depuis plus de 30 ans (François Hollande y avait obtenu plus de 56% des suffrages) et nombre des parlementaires et ministres socialistes originaires de la région se sont faits les porte-voix, au sein de la majorité gouvernementale, des revendications des « bonnets rouges.

Deuxièmement, l’échec de la mise en œuvre de l’écotaxe poids-lourds s’explique les fluctuations des grands partis français face à l’écologie. D’une part, UMP et PS accordent en moyenne, une attention assez faible à l’environnement. C’est ce dont dont témoigne le Graphique 1 ci-dessous, qui montre bien que la place laissée à l’environnement dans les programmes électoraux des deux principaux partis est nettement plus faible en France que dans les autres pays de l’OCDE et de l’Union européenne. Elle est plus de deux fois plus faible qu’en Allemagne, et même légèrement plus faible qu’au Royaume-Uni, dont les partis ne sont pourtant pas connus pour être particulièrement favorables à la protection de l’environnement.



Sources : Comparative Manifestos Dataset

De même, l’attention accordée à l’environnement par les grands partis français est très fluctuante, comme en témoigne le Graphique 2 ci-dessous. En effet, si l’on constate indubitablement une tendance à l’augmentation de la place laissée aux questions d’écologie, les oscillations de la saillance de l’environnement dans les programmes sont la norme. Elles témoignent de l’absence de transformation doctrinale profonde des grands partis de gouvernement français vis à vis de ces questions. Il est impossible de dire qu’un parti, plus qu’un autre, s’est saisi de ces questions. Cette situation rend d’autant plus facile les retournements de position des acteurs politiques, dont l’abandon de l’écotaxe témoigne de manière crue.


Sources : Comparative Manifestos Dataset

Ainsi, les députés UMP ont commencé à critiquer le gouvernement socialiste, qui ne faisait pourtant que mettre en œuvre une décision prise par le gouvernement précédent, dès le début de la mobilisation des « bonnets rouges ». Ce phénomène est renforcée parce que l’alternance politique, caractéristique des régimes majoritaires comme la Vème République, a la double conséquence de transformer le rapport opposition/gouvernement en un jeu de rôle – on s’oppose par principe – et de dédouaner les partis politiques de leurs responsabilités passées. Cela explique la faible continuité des politiques environnementales françaises, qui de par la nature des enjeux en question, impliquent un engagement politique sur le long terme. Le jeu de la démocratie majoritaire et les fluctuations idéologiques des partis empêchent donc la cohérence et la stabilité des politiques environnementales Ainsi, on peut légitimement se demander ce qu’il adviendra de la décision prise par l’Assemblée nationale, au moment même où Ségolène Royal abandonnait l’écotaxe, de réduire la part du nucléaire dans le mix électrique français des 75% actuels à 50% en 2025. Une telle promesse, qui engage le moyen et long terme, survivra-t-elle à la probable alternance de 2017 ?

Enfin, la réticence des partis de gouvernement à mettre en œuvre des politiques environnementales efficaces s’explique par la nature des biens environnementaux – l’air, l’eau, la biodiversité… Ces biens constituent des biens communs, dont Elinor Ostrom, une politiste qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2009, a expliqué la difficile gouvernance (un de ses principaux ouvrages sur le sujet a été traduit en français en 2010). Ils ont la spécificité d’être non exclusifs et rivaux. Ce sont des biens non exclusifs puisqu’il est difficile, voire impossible d’empêcher une certaine catégorie d’acteurs d’en jouir ; ce sont des biens rivaux car la consommation d’une unité de ces biens par un membre du groupe supprime ou réduit la disponibilité de ce bien pour les autres. Ainsi, il est impossible d’interdire de bénéficier des biens communs que sont un climat stable ou un air de qualité (ce sont des biens non exclusifs), mais le développement du transport routier, par exemple, réduit la disponibilité de ces biens communs pour la majorité des Français (ce sont des biens rivaux). Pour la majorité des individus, le développement du transport routier dégrade la qualité de l’air et la stabilité du climat, sans contreparties bénéfiques.


Le problème, c’est que le gain individuel apporté par la mise en œuvre de l’écotaxe pour tous ceux qui bénéficieraient d’un air moins pollué et d’un climat moins instable est beaucoup plus faible que la perte individuelle engendrée par l’écotaxe pour les transporteurs routiers. En clair, quand le gouvernement met en place une politique de type écotaxe, les gagnants sont très nombreux, mais ont l’impression de gagner peu. Au contraire, les perdants sont peu nombreux, mais perdent beaucoup. Et des perdants qui perdent beaucoup, aussi peu nombreux soient-ils, ont une capacité bien supérieure à influencer la prise de décision politique que des gagnants qui gagnent peu, aussi nombreux soient-ils. Tant que les grands partis de gouvernement ne sentiront pas une pression accrue de citoyens demandant des politiques environnementales, les fluctuations stratégiques, qui mènent à l’abandon de l’écotaxe, devraient continuer.

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