mardi 14 octobre 2014

Le Sénat contrôlé par la gauche : une occasion ratée...

Les élections sénatoriales du 28 Septembre dernier ont mis fin à un événement inédit : le contrôle de la présidence du Sénat par la gauche. Cependant, cette nouvelle alternance dans la chambre haute renoue avec l’un des traits caractéristiques du Sénat, son contrôle par une majorité hostile à la majorité gouvernementale. Déjà, dans le sillage de son premier Président sous la Vème République, Gaston Monnerville, le Sénat fut dans l’opposition au Général de Gaulle au début de celle-ci. Mais surtout, entre 1981 et 2011, la surreprésentation des grands électeurs issus des petites communes rurales - traditionnellement plus favorables à la droite – a systématiquement placé le Sénat dans l’opposition aux majorités gouvernementales de gauche (1981-1986, 1988-1993 et 1997-2002). Entre les élections sénatoriales de 2011 et les élections présidentielles et législatives de 2012, le Sénat a pour la première fois été contrôlé par l’opposition à la majorité gouvernementale de droite. Nous revenons sur les pouvoirs non-négligeables de cette institution avant de tirer le bilan de ces trois ans.


Le pouvoir du Sénat

Pour comprendre les effets potentiels sur la production législative d’un Sénat dans l’opposition, un examen attentif des précédentes expériences est éclairant.

Le bicamérisme français est inégalitaire. Et selon l’article 45 de la Constitution de 1958, la majorité à l’Assemblée Nationale a le « dernier mot ». Il est donc possible de passer outre une éventuelle opposition au Sénat. Est-ce pour autant que le contrôle du Sénat par l’opposition n’a pas d’impact sur la capacité du gouvernement à légiférer ?

Il s’agit là sans doute d’une conclusion hâtive et contredite par les faits. En effet, la production législative est beaucoup plus faible lorsque le Sénat est dans l’opposition (0,97 loi par jour effectif en session) que lorsqu’il est dans la majorité (1,37). Autrement dit, la productivité augmente de 40% lorsque le Sénat n’est pas dans l’opposition. Pourtant la Gauche a, face à un Sénat hostile, eu recours de manière très régulière à l’article 45 : dans plus d’un tiers des lois adoptées, l’Assemblée Nationale a eu le dernier mot contre 3% des lois adoptées par la Droite.

De même parmi les divers dispositifs du parlementarisme rationalisé permettant d’accélérer le processus législatif, la déclaration d’urgence (ou ‘procédure accélérée d’examen’) d’un projet de loi a été plus intensivement utilisé face à un Sénat dans l’opposition (30,2% des lois adoptées hors lois de ratification des traités et conventions internationales) que lorsque le Sénat n’est pas contrôlé par l’opposition (23,6%). Cette procédure permet, dès la fin de la première lecture d’un projet de loi dans les deux chambres, en cas de désaccord entre elles, la réunion d’une Commission Mixte Paritaire (CMP) rassemblant des sénateurs et députés. Celles-ci furent plus nombreuses (respectivement dans 53,9% et 37,2% des lois adoptées) et plus souvent infructueuses (respectivement 59,1% et 4,5% de désaccord) lorsque le Sénat est dans l’opposition que lorsqu’il est dans la majorité. Bien que la gauche ait réduit le nombre de lectures des projets de loi au Parlement avant la tenue d’une commission mixte paritaire, ceci ne fut pas suffisant pour atténuer l’impact d’un Sénat hostile sur la production législative.

Ainsi au regard du processus législatif, la faiblesse institutionnelle du Sénat ne doit pas être surestimée. Passer outre le Sénat prend toujours du temps et diminue par conséquent la production législative. Dans cette perspective, c’est notre conception même de la cohabitation qu’il faut redéfinir. En effet, la cohabitation – lorsque le Président est dans l’opposition à la majorité de l’Assemblée - n’affecte pas la production législative : 1,2 lois loi par jour effectif en session en situation de cohabitation contre 1,16 hors cohabitation. Au contraire, l’hostilité du Sénat a un impact important sur la capacité de la majorité législative à mettre en œuvre son programme.


Le Sénat à gauche : une exception à la règle

Les sénatoriales du 28 septembre ont représentent bel et bien le début d’une nouvelle cohabitation, cette fois entre la gauche au pouvoir et la droite au Sénat. Cette cohabitation n'a duré que quelques mois, jusqu'à la victoire de gauche aux élections législatives de juin 2012.
Dans un premier temps, la cohabitation a eu les effets attendus, rendant le processus législatif pour le gouvernement et la majorité de droite à l'Assemblée plus compliqué.

Le graphique ci-contre présente l’évolution des recours aux Commissions mixtes paritaires (CMP) et au Dernier mot au cours des 10 dernières sessions parlementaires. Le Dernier mot est rare lorsque la droite contrôle l’Assemblée et le Sénat. Et au cours des années 2004 à 2010, le gouvernement n’y a pratiquement pas eu recours (1 seule utilisation pendant la session parlementaire 2009/2010).

Les choses se compliquent, cependant, au cours de la session de 2011/2012, voire avant. A l’approche des élections, on constate un certain raidissement des rapports entre le Sénat et le gouvernement, marqué par un nombre croissant de déclaration d’urgence au titre de l’article 45, au nombre de 43 pour cette session. Par ailleurs, dès 2010, on observe une augmentation du nombre de CMP. L’année suivante, on constate une augmentation très sensible de « Derniers mots », qui sont au nombre de 13 pour cette session. Ils portent sur une variété de sujets allant d’un texte de lois sur les délinquants mineurs au remboursement des frais de campagne en passant par une loi rectificative sur le budget de la sécurité sociale.
Cela s’inscrit dans la continuité de ce que nous avons expliqué plus haut. L’année 2011 inaugure bien une nouvelle cohabitation et cela se ressent clairement au niveau des relations entre les chambres. Le basculement à gauche du Sénat rend le processus législatif pour la droite au pouvoir considérablement plus pénible.

Ce qui est plus étonnant est que l’arrivée au pouvoir de la gauche en 2012 ne va pratiquement rien changer. Alors qu'en se trouve désormais en période de fait majoritaire, c'est-à-dire de coïncidence de la majorité dans les deux chambres du Parlement, on devrait s'attendre à un retour à la « normale ». Or il n'en est rien ! Le nombre de CMP augmente en 2013/2014 après un léger répit au cours de la session précédente. Pis, le nombre de Derniers mots est identique qu’au cours de l’année de « cohabitation » en 2011/2012.
La raison réside sans doute dans la fragilité de la majorité de gauche au Sénat. La majorité de la gauche n’est que de six sièges. Et au fur et à mesure que les tensions augmentent avec le groupe « communiste, républicain et citoyen » (21 sièges), la majorité disparaît dans les faits. La sortie des Verts (10 sièges au Sénat) du gouvernement en mars 2014 limite encore davantage le contrôle du Sénat par le gouvernement.

En somme, le Sénat représente une institution souvent sous-estimée aux pouvoirs bien réels et contraignants. La gauche a expérimenté le coût lié à la majorité (presque) systématiquement de droite de cette institution. La courte période de majorité de gauche dans les deux chambres entre 2012 et 2014 n’a cependant pas représenté un changement réel pour la gauche en raison des tensions internes de cette majorité. Désormais, on est de retour à une période de « cohabitation » entre une majorité de gauche à l'Assemblée et une majorité de droite au Sénat, qui a caractérisé tous les gouvernements de gauche d'avant 2012.

Sylvain Brouard et Emiliano Grossman



4 commentaires:

  1. Pardon mais je me suis arrêté au titre de cet article sans lire son contenu parce que je ne vois pas bien comment l'on peut qualifier de "gauche" l'une des quelconques majorités qui se sont succédées au Sénat (idem pour l'assemblée ou l'exécutif d'ailleurs).

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  2. Qu'on pense que ce gouvernement est de gauche ou pas, le fait est que malgré une majorité au Sénat composée des mêmes partis qu'à l'Assemblée, la coopération a été mauvaise, similaire à ce qui aurait été le cas si la droite (UMP, UDI, etc.) avait eu la majorité au Sénat...

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  3. Merci pour cette analyse, qui montre bien à quel point "la gauche" est en train d'éclater façon puzzle.
    Il me semble que vous pourriez ajouter pour être complet que la majorité de gauche au Sénat, conjointe à celle de gauche de l'Assemblée nationale après juin 2012, n'a pas été telle de permettre un ou des réformes constitutionnelles sans l'aval d'au moins une partie de la droite ou du centre-droit. Je pense en particulier à la promesse (non tenue à ce jour) d'établir le droit de vote des étrangers aux élections locales. Là aussi, l'existence d'un Sénat parait moins anodin qu'on pourrait le penser a priori. La droite jouit en moyenne d'un plus fort droit de veto que la gauche sur les réformes constitutionnelles.
    Un détail en passant : il me semble que vous avez oublié dans votre texte des adjectifs à certains moments. Par exemple, "Le basculement à gauche du Sénat rend le processus législatif pour la droite au pouvoir.", il faut lire je suppose "Le basculement à gauche du Sénat rend le processus législatif plus lent et compliqué pour la droite au pouvoir."

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  4. En effet, nous avons pas regardé les réformes constitutionnelles, essentiellement, parce qu'il n'y en a pas eu. Les débats sur la réforme territoriale, qui ne requièrent pas a priori de révision, auraient également pu être mentionnés.

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